Interview with Nehemy Pierre-Dahomey

We were delighted to launch our series with Nehemy Pierre-Dahomey, who took us (back) to Haiti with a reading of his novel Rapatriés. He also shared with us his insight on Haitian literature, his relationship to critique, what he has been up to, and what his writing process is — spoiler: coffee is a key element.

Check out the complete interview with English subtitles below.

kwazman vwa

in conversation with

Néhémy Pierre-Dahomey

[transcript]

Jocelyn Sutton Franklin: Bienvenue à tous et à toutes. Ceci est l’événement inaugural de kwazman vwa. C’est la première dans une série de conversations avec des écrivains contemporains des Caraïbes. Nous les animateurs et animatrices de ces conversations sommes des spécialistes de littératures des Caraïbes provenant nous-mêmes des États-Unis, des Antilles, de l’Europe, unifiés par une appréciation pour les lettres des Caraïbes, leur beauté, leur vitalité, leur capacité à nous aider à mieux comprendre ce monde en changement fluide. Nous sommes ravis de lancer ces conversations avec Néhémy Pierre-Dahomey. Il faut annoncer qu’il y aura une opportunité pour lui poser des questions à la fin de l’heure et cette conversation sera enregistrée avec des sous-titres en anglais. 

Nathan H. Dize: Néhémy Pierre-Dahomey est né en 1987 à Port-au-Prince et, depuis 2013, il est installé à Paris pour y faire des études en philosophie, tout en rédigeant ses œuvres de fiction qui seront le sujet de notre rencontre aujourd’hui. En janvier 2017, Pierre-Dahomey fait son entrée sur la scène littéraire mondiale avec son premier roman, Rapatriés, qui raconte la vie turbulente d’une haïtienne et de sa progéniture de la fin des années 1980 jusqu’en 2010 après le tremblement de terre. Rapatriés a gagné plusieurs prix dont le Prix Révélation de la Société des Gens de Lettres, le Prix Carbet des Lycéens et sous suggestion de l’Académie Française, le Prix Cino Del Duca. Entretemps, Pierre-Dahomey a sorti deux nouvelles, une chez Nota qui s’intitule “Je n’ai pas tué Amandine” et l’autre, “Quelque part, loin de la beauté” qui devait faire partie du festival littéraire “Hors Limite” en Seine-Saint-Denis cet avril dernier, mais le festival avait dû être annulé à cause de la COVID Dix-neuf. Et il va, dans très peu de temps, publier son deuxième roman, Combats, chez Seuil en mars. Nous avons donc aujourd’hui le plaisir de causer avec Néhémy, de rattraper du temps perdu et de pouvoir profiter d’un extrait qu’il a choisi pour nous lire maintenant.

Néhémy Pierre-Dahomey: Merci de cette présentation, Nathan. Je lis le début du roman, Rapatriés, publié en janvier 2017 aux éditions du Seuil.

Lecture de Rapatriés

C’est seulement le début du livre où j’annonce, comme en flash back, ce grand voyage de Belliqueuse Louissaint, qui va mener à la suite que certains d’entre vous connaissez.

NHD: Parlons de ce début de roman, on a remarqué dans notre groupe, que le personnage qui porte mon nom…

NPD: …a eu un destin… 

NHD: Le destin qui l’attend n’est pas tout à fait bon. 

NPD: Je n’ai pas pour habitude de faire aux personnages réels dans la vraie vie ce que font mes personnages aux autres.

NHD: Est-ce que vous pouvez présenter l’intrigue de ce roman en trente secondes, parce que j’ai fait une toute petite phrase comme introduction et maintenant qu’on a écouté le début est-ce que vous pouvez qualifier ce roman, et colorer ce dont il s’agit?

NPD: Rapatriés qui est le nom du roman est aussi le nom d’un quartier. C’est un quartier qui est censé, dans les proximités de Port-au-Prince, abriter des gens qui ont tenté de voyager vers les Etats-Unis, principalement autour des années 86 et qui n’ont pas réussi leur voyage. Donc forcés de revenir au pays, l’état a dû effectivement ou réellement d’ailleurs distribuer des terres et dans cet ensemble qui a fini par avoir nom « Rapatriés ». Belliqueuse Louissaint vit là avec ses enfants et son homme, Fedner Saint Juste. Et d’une manière ou d’une autre, elle va finir par se défaire de ses quatre enfants. Par conséquent, c’est à la fois un roman sur la carcéralité, la carcéralité à la terre, rapatriée à la terre d’Haïti, mais aussi un roman sur un rapport de filiation mère et enfant. Effectivement, le souffle d’écriture a porté le travail tout autant que Belliqueuse lui-même, même si par la suite, les deux filles de Belliqueuse, Béliale et Luciole, vont être très importantes pour la suite du roman. Au point que par moment, j’avais cru écrire un roman sur Béliale, mais les lecteurs, l’éditeur, les critiques m’ont dit que c’était sur Belliqueuse en fait… bon, ils sont majoritaires, donc.

JSF: J’ai été impressionnée par la manière dont vous avez représenté une maternité traumatisée, en parlant de la perte, d’une manière ou d’une autre, de chacun des cinq enfants de Belli. Cette maternité traumatisée me semble être entremêlée avec l’histoire et le terrain d’Haïti, et je vous demande de discuter un peu du cacique Caonabo au moment où Belli, devenue Manzè Filo arrive chez elle parce qu’à mon avis, c’est assez clé pour elle.

NPD: Oui, alors vous allez déjà très loin Jocelyn, mais ce qui se passe c’est que de retour à Rapatriés, Belliqueuse va mener la vie que probablement vous avez lue, et elle va finir par donner ses deux filles en adoption par une française qui s’appelle Pauline Lagarde. L’une va partir en France, l’autre au Canada, pour être plus précis. Et elle [Belli] va essayer de voyager en bonne et due forme pour aller voir sa fille, Béliale, parce que sa fille va finir par lui manquer. Cette tentative sera violemment infructueuse et Belli à l’occasion, va perdre la raison, et c’est là que vous en êtes, parce que perdant la raison, elle va effectuer un long voyage à l’intérieur d’elle-même autant qu’un long voyage sur le territoire d’Haïti et repartir sur son territoire d’enfance, bien bien loin au sud, au fond du sud du pays. Et là, il y a à un certain moment, une récitation que beaucoup connaissent en Haïti.  A la vérité ça fait partie des choses que j’ai écrites vraiment en y repensant presque dans un automatisme. Il y a la leçon qu’on a étudiée petits, mais que les jeunes gens chantaient Caonabo fut mis en prison à Isabella et quelque mois plus tard il fut embarqué pour l’Espagne, il disparut en mer avec le bateau qui le portait. C’était amusement que de chanter cela, au point que je crois qu’on apprend cette chanson en élémentaire 2, ce qui est l’équivalent en France — je ne sais comment on dit aux Etats-Unis — de CE2, mais, même quand on est dans une classe avant, si mes souvenirs sont bons, on connaît déjà cette leçon, parce que tellement les plus grands chantent cette leçon. Et Belliqueuse va retrouver au fond d’elle le souvenir de certaines de ces choses, de certaines de ces choses d’école, mais il ne me semble pas qu’elle a forcément partagé un rapport personnel avec le souvenir du territoire indien qu’a été Haïti. Il me semble que sa recherche généalogique s’est plus portée sur le souvenir inexistant si je puis m’exprimer ainsi, parce que c’est une recherche qui n’a pas abouti, de l’ancestralité plutôt africaine du pays. Il ne me semble pas qu’elle ait été forcément consciente, même si elle a étudié évidemment la leçon, enfin comme nous, il ne me semble pas qu’elle ait été consciente de cette filiation-là. C’est plutôt une filiation automatique qu’on étudie, c’est une récitation quoi. Puisque l’école peut avoir ceci de pernicieux, que tout ce qu’on apprend n’est pas intégré et tout ce qu’on intègre n’est pas forcément appris. Donc, voilà, c’est plutôt une filiation automatique. Un mot ou quoi, qu’elle n’a pas vraiment cherché. Elle a plutôt cherché quelque chose de l’ordre personnel, peut-être jusqu’à l’Afrique noire. 

NHD: Est-ce que c’est peut-être une espèce de dogme? Peut-etre dogme patriotique, nationaliste, je ne sais pas? 

NPD: Oui, ça participe à un récit national, mais justement c’est pas érigé en dogme. On est toujours étonné de réapprendre une fois adulte que le pays a des héritages amérindiens alors qu’on connaît à peu près, petit, on apprend à peu près l’histoire de Caonabo, l’histoire de la reine Anacaona. Mais quand on passe son bac, et qu’on réapprend notamment en lisant par diverses occasions, que déjà le mot Ayiti, Kiskeya, Bohio voulant dire terre de hautes montagnes est hérité des Indiens… Quand on apprend on est toujours agréablement surpris ou stupéfait de redécouvrir quelque chose qui justement à mon sens ne s’érige pas en dogme. En termes de dogme de récit national, on a plutôt un rapport réel ou fantasmé avec l’Afrique ancestrale. Donc, pour cela, cette récitation, je ne pense pas que c’est élevé au niveau de dogme. C’est des choses qu’on apprend aux gens et qu’ils retiennent pas forcément c’est qu’il me semble et en tout cas c’est comme ça que le personnage de Belliqueuse s’est positionnée face à cette mémoire-là.

JSF: J’ai juste une autre question par rapport à Belli. Vous venez d’évoquer sa  perte de raison.  J’ai ete impressionnée par le terme “folle lucidite.” Il me semble que, d’une manière ou autre, c’est comme peut-être pas un choix pour elle, cette perte de raison, mais peut-être stratégique, vu les traumatismes, les pertes qu’elle a déjà vécus. 

NPD: C’est vrai que je décris sa folie comme ça. Par exemple, parce qu’ avant de sombrer dans l’égarement, elle l’a quasiment prononcé en verdict. Elle a dit: “J’ai tout fait pour ne pas devenir folle.” Et si mes souvenirs sont bons, c’est à ce moment qu’elle a lâché la bride de sa raison, et qu’elle a embrassé quelque part ce destin de folie. Bon, pour une première raison qui est tout à fait littéraire, écrire un état d’esprit ne requiert pas forcément me semble-t-il, une description psychologique réaliste. C’est-à-dire je me laisse surprendre autant que je surprends la lectrice ou le lecteur. Ça, c’est une première chose, et la toute deuxième chose, il ne me semble pas nécessaire de faire semblant de connaître ou de comprendre ce qu’on ne connaît pas ou ne comprend pas pour parler des sentiments. Du point de vue de l’homme indemne — enfin, j’espère bien — je ne veux pas faire semblant de comprendre toutes les subtilités de l’égarement ou de la folie ou de la démence. J’en parle comme une transition telle que je peux la voir. Et même au plus profond de la folie, je garde la lucidité qui peut être la mienne, et qui peut-être aussi est celle de n’importe quelle personne. Soit en situation d’égarement, de démence, d’aliénation quoi. En tout cas, ça m’intéresse plus que d’imaginer une forme de brume inaccessible, ou une forme de basculement dans un autre monde qui serait celui d’une personne identifiée ou réellement aliénée. Je préfère considérer qu’il y a derrière cette surface d’action et de fonctionnement différents, derrière ou avec cette surface d’action et de fonctionnement différents, une lucidité comparable à la mienne. Donc, il y a deux raisons à cette manière d’écrire: premièrement ,je me laisse surprendre en écrivant; deuxièmement, je pense que, oui, la vérité, les sentiments se cachent aussi dans la simple égalité des êtres humains quoi. Il n’y a pas besoin de chercher à accéder à un en-soi inaccessible des sentiments. On peut en parler simplement. Et très souvent on touche… En tout cas, très souvent quand je lis des auteurs qui sont assurément plus expérimentés et très souvent je pense qu’ils touchent à une vérité de quelque chose en en parlant comme ça. 

NHD: C’est curieux parce que j’allais justement vous demander: est-ce que vous suivez des modèles quand vous écrivez? Par exemple des personnages, en allant dans la recherche des personnages et de leur nature, est-ce que, par exemple, je sais que vous êtes lecteur de Jacques Stephen Alexis et d’autres auteurs mondiaux très connus, mais peut-être que nous pouvons parler de vos influences aussi. On a noté, moi et Jocelyn, que les personnages féminins dans Rapatriés sont très forts, complexes, et elles sont écrites avec une telle nuance que même les personnages féminins secondaires jouissent d’une complexité rafraîchissante. Je pense à Riflane par exemple. Donc d’où vient l’inspiration de choisir une femme comme personnage principal et est-ce que c’était votre point de départ peut-être d’éviter des clichés envers les femmes, surtout les femmes haïtiennes? Je pense à la figure du poto-mitan, la religieuse, la bourgeoise faisant partie de l’élite, la mulâtresse, etc. 

NPD: Oui, les deux questions sont liées, hein, mine de rien. Pour ce qui est des influences, je les cite assez souvent. Vous faites bien de citer Jacques Stephen Alexis. Mais dans la phase de Rapatriés, on ne peut pas passer loin de Gabriel García Márquez, qui est quand même celui, et je le dis haut et fort et simplement, qui m’a donné envie d’écrire. C’est dire que jusque-là, j’ai longtemps été lecteur — pas toujours —  mais le désir de raconter moi-même des histoires à l’écrit, je dois ce désir au romancier colombien Gabriel García Márquez, c’est aussi simple que ça. Même si premièrement dans la même période j’ai adoré d’autres auteurs, et plus tard, il a été rejoint dans mon coeur par José Saramago, par Stephan Zweig, et très récemment par un écrivain hongrois qui s’appelle Márai — alors la prononciation est assurément pas bonne — Sándor Márai — je ne sais pas on m’a dit qu’il fallait dire comme ça. En tout cas, moi je dis Sándor Márai, et il a été rejoint par ces trois auteurs-là. Mais Gabriel García Márquez — déjà dans ce qu’il identifie comme le réalisme merveilleux, le réalisme magique, cette manière de s’approprier les personnages à la fois dans leur simplicité et dans leur complexité, mais pas que les personnages, les situations et la vie. Puisque je rappelle quand même que l’idée du réalisme merveilleux, c’est l’idée que dans la vie de tous les jours peut surgir à n’importe quel moment un phénomène qu’on peut tout à fait considéré comme surnaturel. Et honnêtement, on appelle ça réalisme merveilleux, faute d’autres mots parce que tout simplement, c’est la vie. Dans la vie de tous les jours, il arrive un événement comme ça qui surgit. Du coup, c’est une façon de traiter ces personnages que je dois à cette littérature-là. Que je dois à cette littérature-là, de telle sorte que, si complexité des personnages féminins il y a, ce n’est pas tant grâce à un travail d’observation qui serait plus fin ou je ne sais quoi, c’est vraiment cette manière de raconter qui amène cette complexité. Parce que les figures dont vous décrivez, de la bourgeoise, de la servante, ou enfin des figures qui sont vraiment effectivement très présentes dans la littérature haïtienne, sont amenées aussi par une manière d’écrire qui me semble qui est plus… qui travaille plus sur la beauté de la langue et de la description des personnages, plutôt que sur le jet de… le désir rageur de raconter. Et ce désir de raconter, dès qu’on se laisse aller à l’aborder, complexifie de cette manière-là en tout cas les personnages, il me semble. 

Et je dois quand même rendre justice à Marie Vieux Chauvet qui m’a rejoint aussi dans le panel des auteurs que j’adore, principalement avec Amour, c’est-à-dire que, certes j’ai aimé Folie. Colère un peu moins. Mais Amour, pour moi c’est l’un des beaux mondes de présentation de personnages féminins de tout le 20e siècle haïtien, et le 20e siècle littéraire en général. Pourquoi je lui rends justice en disant ça? Alors qu’elle décrit la figure de la bourgeoise, en gros, quelque part, alors qu’elle est dans une écriture où l’urgence n’est pas tant narratrice que descriptive que psychologique. Donc elle ne fait pas cette littérature de Gabriel García Márquez dont je parle, mais elle arrive quand même à avoir, à aborder une complexité extraordinaire. Donc, ce que je … oui, c’est pour rendre justice, c’est pour dire que ce que j’ai dit n’est non plus, n’est pas, science certaine. C’est juste une autre manière d’arriver à la complexité. En d’autres termes, les deux questions sont liées. C’est une influence littéraire qui me fait caractériser de cette manière-là les personnages. Ça répond à une envie de… cette complexité, s’il y a, répond à une envie de raconter, vraiment. Parce que raconter quelqu’un, ou quelque chose, abondamment, revient aussi un petit peu à le complexifier, sauf si on a le talent de Marie Vieux Chauvet, qui peut décrire et … 

NHD: Un talent sans parallèle.

JSF: J’allais dire, en fait, en termes de votre discussion de Chauvet, Nathan et moi, en discutant de votre écriture, nous avons trouvé, tous les deux, nous apprécions la capacité de narration, disons “storytelling,” que les événements se révèlent de manière poétique, surprenante, étonnante, mais aussi très, très vraisemblable. À l’échelle de ça, nous voulons savoir si vous avez une sorte de rituel pour entrer dans la pratique d’écriture, ou comment est-ce que vous…de quoi est-ce que vous avez besoin pour écrire?

NPD: Oh, du café! Je suppose comme vous. C’est surtout le café.

NHD: C’est vrai.

NPD: Oui, c’est surtout le café. Après, quand on commence l’histoire, on est saisi soi-même par l’envie de connaître la suite. De telle sorte qu’on pourrait répondre, j’écris pour connaître la suite. Ça donne envie de raconter aussi. J’aime les histoires. Je trouve qu’il y a, il y a une vraie poésie du narratif. Tu n’es certes pas dans le fait de traiter chaque phrase comme un vers ou chaque vers comme le lieu d’une image poétique, mais qui est dans, oui, dans le souffle porté par le récit, dans le… Oui, il y une vraie poésie du narratif liée à la psychologie des personnages, au rebondissement de jeu avec la langue, à la langue qui jaillit. Et cette poésie du narratif, nécessaire à ce qu’on avait eu tendance à un certain moment à appeler le souffle littéraire, le mot souffle partout, est très difficile à définir. Et, oui, c’est ce qui me porte. Mais, comment vous dire, Jocelyn, j’écris mon second roman,  je ne sais pas si ces réponses seront valables dans 50 ans ou dans 30 ans. Vraiment pour le moment c’est la poésie du narratif et le café.

NHD: On a vraiment cette impression en vous lisant, et Jocelyn et moi, on en a parlé beaucoup. Ce n’est pas une prose. C’est une prose poétique, mais ce n’est pas de la prose poétique du 19e siècle ou ce n’est pas…je pense à Makenzy Orcel, quelqu’un qui écrit, soi-disant, de la prose, mais elle est juxtaposée de façon poétique, vous voyez. Dans la topographie du roman, ses romans, ce n’est pas une narration comme la vôtre dans le sens rythmé de l’histoire. Il y a vraiment de va-et-vient entre personnages et c’est une écriture tissée de poésie mais la poésie n’est pas…ce n’est pas la seule chose qui se passe sur la page. Ce n’est pas, je ne sais pas comment dire, on ne se concentre pas sur un seul mot et sa beauté, on ne reste pas restreint dans une seule phrase et sa beauté, c’est tout le récit. C’est l’histoire.

Je pense que le narratif, le fait de raconter des histoires, a une poésie propre qu’on ne touche pas forcément, en tout cas pas seulement, ou pas nécessairement, en faisant de chaque phrase un vers ou de chaque paragraphe une strophe.

NPD: C’est ce que j’ai essayé de dire, hein? Disons que c’est cette poésie-là que je cherche. Je pense que le narratif, le fait de raconter des histoires, a une poésie propre qu’on ne touche pas forcément, en tout cas pas seulement, ou pas nécessairement, en faisant de chaque phrase un vers ou de chaque paragraphe une strophe. C’est-à-dire qu’il y a quelque chose de souterrain liée à la construction du personnage ou au rebondissement, à la réalité elle-même, une forme de monstration, quelque part, la capacité de montrer quelque chose qui puisse être beau et que cette beauté-là se révèle aussi en bas avec la langue, sans forcément trop aller, aller la chercher. C’est-à-dire que…

NHD: J’allais dire qu’il y a peut-être, et ça passe peut-être par des sobriquets des personnages, il y a une poésie du quotidien dans le récit.

NPD: Oui, j’y crois beaucoup, hein, à cette poésie du quotidien, ouais, j’aime bien.

NHD: Est-ce que vous pouvez parler de la façon dont vous nommez les personnages? Parce que vous avez un talent pour les sobriquets, je trouve, et des fois il faut noter les sobriquets qui…

NPD: Je vais vous dire quelque chose, certes, j’ai fait un vrai travail, hein? J’ai pas mal parlé de l’onomastique pendant toute la période de Rapatriés. Mais, honnêtement, je dois beaucoup à, ou sinon quasiment tout, au pays d’Haïti lui-même. C’est à dire que, en ce qui concerne les noms propres, en Haïti on fait à peu près ce qu’on veut. Je veux dire que…j’ai découvert un sérieux concurrent, comme pays, qui s’appelle le Congo, et qui est un sérieux concurrent sur les noms propres. C’est à dire, une fois j’attendais un co-voiturage, vraiment on a attendu une jeune femme pendant, mais bien une heure. Les covoitureurs, dès qu’on attend 5 minutes ils se vexent, ils partent et tout. On a attendu, une heure passée quoi, c’était une jeune femme congolaise et elle s’appelait Patience. Et j’ai découvert qu’au Congo les hommes peuvent avoir, il me semble principalement, au Congo Belge, on l’appelle Congo Belge ou quoi, c’est Brazza, c’est ça?

NHD: Mmhmm, Brazzaville.

NPD: Oui, les gens peuvent avoir des noms explosifs comme ça. Mais en Haïti, ah oui, déjà, moi je m’appelle Néhémy, qui est un prénom biblique. J’ai un grand frère qui s’appelle Josué. J’ai un autre frère qui s’appelle Abel. Tout ceci parce que mon père était pasteur. Ma sœur s’appelle Marie Joseleine. On peut très bien rencontrer un enfant du nom de famille de Gabriel, comme son père aimait John Fitzgerald Kennedy, il  s’appelle John Fitzgerald Kennedy Gabriel. C’est-à-dire, les gens ne se gênent pas pour donner des noms aux enfants. Et ce que je raconte sur “La petite dernière” de Belli, ça se rencontre vraiment, hein?  Il y a plein d’enfants qui s’appellent Ces Derniers ou La Petite Dernière. Et dans le roman, Zoune chez sa ninnaine déjà, Justin Lhérisson avait donné un beau cocktail de noms propres…

NHD: C’est vrai.

NPD: Et dans le roman La famille des Pitite-Caille, dans les deux, hein, mais dans La famille des Pitite-Caille c’est encore plus exagéré. Je ne sais pas si vous l’avez lu, Nathan, La famille des Pitite-Caille, à un certain moment dans la famille il y avait que des garçons qui naissaient. Des garçons, des garçons, des garçons. Et quand ils ont décidé que ça devait être le dernier garçon, ils l’ont appelé Aselòm [Assez l’homme]. Ensuite…

NHD: Je connais le nom Asefi [Assez-filles].

NPD: Et si on commençait par avoir que des filles, que des filles, que des filles, la dernière fille ils l’auraient appelée Asefi. Donc il y a un vrai rapport libre à l’onomastique et à la nomination des lieux, des gens, des choses. Après, j’en ai fait quelque chose seulement en faisant évoluer les personnages. À chaque fois que les personnages évoluent, ils ont très souvent pris d’autres noms. C’est à dire que Belliqueuse est devenue Manzè Filo, Colibri était d’abord Fedner. C’est-à-dire, à chaque fois que les personnages évoluent, très souvent ils prennent un autre nom. Béliale n’avait pas de nom du tout, elle s’est baptisée elle-même. Luciole a changé de nom deux fois, une fois quand elle est arrivée au Canada. C’est-à-dire, quand les personnages évoluent, ils changent de nom pour une raison ou pour une autre. Mais c’est peut-être ma seule très modeste contribution. En Haïti, on est déjà très très foisonnant sur les noms propres. Moi-même, dans ma vie j’en ai changé un certain nombre de fois, vous n’en avez pas idée. Mon premier livre de poésie, je l’ai publié à Port-au-Prince sous le nom de Dolmancé – Dolmancé qui est un personnage de Sade dans La Philosophie dans le boudoir. J’étais étudiant, on a droit à certaines libertés. 

NHD: Voilà. Non, mais, j’allais dire quand les personnages changent de nom, des fois ça porte un destin, alors leur destin change soit dans un bon sens, soit dans un mauvais sens. Le nom dit tout, des fois.

NPD: Absolument. Absolument. Le nom accompagne le destin, et ça c’est, par exemple, quelque chose qui est venu, je me souviens du compte vraiment après. C’est venu assez tout seul. Donc le peu de mérite que j’aurais sur ce travail de nom propre, c’est quelque chose qui s’est imposé de soi-même. Mais pour le reste, les noms des gens, certes, je m’y intéresse. Je prête attention, les noms des gens en Haïti, parce que c’est absolument, comment dire, complexe. Il y a des gens qui s’appellent Vladimir, il y a des gens qui s’appellent Ernst, il y a des gens qui s’appellent Nathan… Vraiment, les gens ont des noms de toute origine. L’état civil, les officiers de l’état-civil ont essayé à un certain moment de mettre un peu d’ordre dans tout ce bordel. Ils ont décidé, dans certaines villes, dans les années 80, de mettre Jean devant le prénom de tous les garçons. Voilà comment beaucoup de garçons se trouvent…moi-même, j’ai un Jean. Je l’ai enlevé par après car ce n’est que justice. Jean-Néhémy. Jean-Josué. Et puis devant toutes les filles ils ont mis Marie. Déjà, ça christianise, ça fait joli et puis ça met un peu d’ordre dans tout ce bordel. Mais, non, les gens ont pris très vite leurs habitudes et ont appelé leurs enfants comme bon leur semblait, vraiment. Vraiment, en fonction de ce qu’ils aiment: Ronaldo, Bébéto. Et des noms composés n’en parlons pas avec le début du prénom du mari et la fin du prénom de la femme. Enfin, tout le monde fait ce qu’il veut.

NHD: C’est la liberté. 

NPD: C’est la liberté des noms propres. Les gens ne vont pas chercher dans les calendriers, hein? Ils inventent. Et ça peut être très, très amusant. Après, il ne faut pas le prendre au premier degré, être terre à terre, ni vexer les gens avec ça mais ça peut être très, très amusant quand les gens se lâchent s’agissant de noms propres. 

NHD: Ça marche très bien pour la littérature. Peut-être qu’il faut passer à votre nouvelle « Quelque part, loin de la beauté ». Je pense que Jocelyn à une question à propos de ce texte.

JSF: Tout d’abord, j’y ai pensé, pour revenir un peu en arrière, pour parler de la poésie du quotidien, je l’ai trouvé assez fort, ce texte qui commence à un arrêt de bus et l’attente qui continue, qui continue. Dans ce texte, « Quelque part, loin de la beauté »  On voulait savoir, qu’est-ce qui a inspiré ce texte. C’est une nouvelle qui fait partie d’un projet futur ?

NPD: Je l’ai écrite l’année dernière pendant le premier… lors du…en mars, lors du premier confinement. Maintenant on se date par rapport au premier confinement. C’est ce que j’appelle une fiction-argumentation, c’est-à-dire le point de vue que porte le texte est tout aussi important que la narration. Je me suis essayé à ça. Il y a vraiment un argument derrière. Il y a un concept, en premier, qui s’appelle l’appropriation culturelle que vous connaissez certainement, que j’ai trouvé, avec des contours, j’ai trouvé que ces contours pourraient être redéfinissables et j’ai proposé un autre concept que j’ai appelé “le détournement de résistance.” Mais cette idée était là avant le texte même. C’est pour ça que je parle de fiction-argumentation. Contrairement au roman, ou à d’autres textes que j’ai pu écrire, où c’est vraiment la poésie du quotidien qui est principalement recherchée, là, l’argumentation est très recherchée. C’est fait pour. Donc il commence sous un abri de bus où un jeune homme attend avec des tambours parce qu’il vient d’accompagner sa compagne blanche pour une répétition de danse traditionnelle haïtienne. Ladite compagne est accusée d’appropriation culturelle et le jeune homme qui n’est pas d’accord se retrouve à devoir redéfinir certaines choses tout en vivant un certain nombre d’événements. Ils finissent par comprendre ensemble que la sorte de gêne dénoncée par le concept d’appropriation culturelle est quelque chose qui peut se passer à l’intérieur d’une même culture et à l’intérieur d’un même pays, où l’on peut voir certaines puissances d’argent récupérer des résistances pour tout simplement se perpétuer. 

C’est l’histoire de, comment dire, d’un défilé de mode alors que la mode est l’un des secteurs les plus pollueurs, qui se dit être fait sur la base de l’écologie, où les gens vont mettre quelques branches d’arbre sur les vêtements. Ils vont faire toute une propagande écologique autour d’un truc très, très polluant. Donc, c’est le combat d’association écologique qui est détourné pour donner de la visibilité aux talons aiguilles et aux autres t-shirts très chers. C’est l’histoire d’un t-shirt “we should all be feminists” qui va coûter $380, $360, pour être plus précis. Voilà un combat détourné au profit des gens ou, comme je dis dans le texte, dont la vision rosâtre et consumériste de la féminité ne garantit pas forcément une émancipation. C’est vraiment un argument mais mis en récit quelque part. De telle sorte que, honnêtement, ce n’est pas tant la poésie du quotidien qui est recherchée, si vous en avez vu j’en suis très content, qu’un texte qui desserre un argument. Je me suis donné cette liberté-là. 

JSF: Si je peux poser une autre question là-dessus. Dans ce texte, vous évoquez des approches différentes adoptées par les étrangers qui s’engagent dans la culture haïtienne, notamment celle de la danseuse autrichienne et aussi celle de Katherine Dunham. Il y a surtout l’assertion que la danse haïtienne est toujours plus qu’une pure expression artistique, n’est-ce pas? Ça doit toujours être considérée dans son contexte culturel. À la lumière de ça, il y a évidemment beaucoup, beaucoup de lecteurs étrangers qui apprécient vos textes, des Américains comme Nathan et moi, des Français. Nathan m’a dit que Rapatriés a été traduit en allemand. Pouvez-vous décrire cette expérience d’être lu par des étrangers, voire [par] des blancs, liée à cette discussion de l’appropriation culturelle ?

NPD: Je vous retourne la question. 

JSF: L’expérience de vous lire ?

NPD: Oui. Parce que je ne peux pas le savoir, moi.

JSF: Bon, je crois que… il n’y a pas très longtemps, il y a quelques années, j’étais à un colloque où Michael Dash, le grand spécialiste des littératures haïtiennes, a parlé d’une occupation américaine de la littérature haïtienne et ça est tombé pas mal dans la salle peuplé de spécialistes américains, pour la plupart. Mais le fait qu’il y ait souvent une barrière, ou un manque de fluidité de discussion entre les spécialistes haïtiens et ceux des États-Unis en discussion de la littérature haïtienne, il me semble à un certain moment que ça pourrait poser un problème dont je fais partie. Je ne suis pas toujours tout à fait à l’aise mais je n’arrive pas à me détourner parce que c’est tellement beau. L’écriture est si belle que je ne peux pas m’arrêter. Mais je vois à la fois un problème. C’est pour ça que je m’identifie un peu avec cette danseuse autrichienne. 

NPD: J’espère que vous n’allez pas arrêter de lire la littérature haïtienne sous prétexte de ne pas lui faire de mal. Enfin ! C’est même l’inverse qui serait le cas à ce moment-là. Si vous arrêtez de lire quelle qu’en soit la littérature, elle est perdante, et je suppose, vous aussi, un peu. Mais je vois quand même où vous voulez en venir. Est-ce qu’il y a un billet et est-ce que ce billet doit être relevé, d’une façon ou d’une autre ? Là, pour le coup…vraiment, oui et non. Je n’ai pas d’autres réponses. Oui, il y a forcément un billet. Oui, ce billet doit être relevé mais ça ne change pas quelque chose au fait même d’écrire, de faire lire, et d’être lu. 

Maintenant, là où la question peut se poser plus sérieusement, c’est quand ce billet fait loi à travers les articles critiques ou à travers les questions journalistiques. On peut avoir le sentiment, on en a parlé avec certains amis auteurs haïtiens. On peut avoir le sentiment que…prenons, par exemple, le cas que je connais le mieux qui est le cas d’être publié et diffusé en France. On peut avoir le sentiment d’être attendu, déjà attendu, suivant une certaine grille de lecture et que quoi qu’on écrive…c’est-à-dire, autant qu’il y a des billets et de clichés d’écrivain il y a aussi des billets et des clichés de critiques. Quoi qu’on écrive, les gens vont lire ça. Je raconte l’histoire, par exemple, d’une mère qui galère pour des raisons humaines, historiques, sociologiques, anthropologiques avec ses enfants. Très souvent, je me retrouve avec des critiques en face qui n’ont lu qu’une mère qui galère pour des raisons économiques et misérables. Là où j’avais pensé raconter la difficulté que représentent les frontières en général, l’impossibilité de voyager, je vais me retrouver avec un discours sur l’exil. C’est-à-dire, oui, il y a un regard critique actif qui peut construire aussi le travail littéraire produit. Ceci dit, ce n’est pas une raison pour que le critique cesse de lire ou pour que, moi, je cesse d’écrire, si on veut exagérer. C’est juste une raison pour le dire, et calmement pour ma part. J’arrive très bien à dire aux gens, écoutez, je n’avais pas du tout pensé à des problèmes d’exil, à des problèmes d’identité ou à des problèmes de misère en écrivant tel ou tel personnage. J’ai tout simplement été porté par le souffle narratif dont je vous ai parlé tantôt. J’ai tout simplement utilisé ce que je sais, etcetera. Des choses déjà entendues. Mais il est vrai qu’on peut être très souvent renvoyé comme par effet carte postale, pour ainsi dire, à une grille de lecture. Mais ce n’est pas une raison… Je ne m’en formalise pas outre-mesure quand il s’agit de lecteurs ou lectrices. Ça peut me déranger s’agissant de la construction critique. Mais s’agissant des lecteurs et lectrices, il est très bienvenu d’être lu en Allemagne, aux États-Unis, ou que sais-je encore. 

NHD: Peut-être pour clore cette partie de la séance, juste pour parler un petit peu de Combats, votre prochain roman qui va sortir bientôt. Ça change un peu d’atmosphère vis-à-vis des autres textes que vous avez écrits, et vous remontez dans le passé haïtien, dans le 19e siècle haïtien. Pourquoi ? Je suis tellement intéressé par cette descente dans le passé mythique du pays. C’est une espèce de commentaire sur le Code Boyer, n’est-ce pas ? 

NPD: Oh, pas mythique du tout, hein, pour le coup. Premièrement, le 19e siècle n’est pas si lointain. Je veux dire…

NHD: C’est vrai. 

NPD: C’est pas si lointain. Je veux dire, ce n’est pas si loin. Ce n’est pas le 13e siècle. Enfin je n’ai pas eu l’impression de faire un déplacement si gigantesque dans le temps. Deuxièmement, le 19e siècle n’est pas si lointain, pas seulement chronologiquement. Ce n’est pas si lointain non plus, j’ai envie de dire, technologiquement et anthropologiquement. En tout cas c’est là où le monde dans lequel on vit aujourd’hui s’est fait, s’est construit, et c’est aussi le cas pour Haïti. Au moment où au 19e siècle la révolution industrielle s’installait parmi les jeunes nations, et je pense principalement aux États-Unis d’Amérique. Haiti a raté ce tournant, y compris parce que le pays était engagé dans une forme de…

NHD: Une forme d’extorsion ? 

NPD: Je cherche le mot juste. Engagé à rembourser, pour le dire littéralement, la dette de l’indépendance imposée par la France à partir de 1826. Nous voici un pays qui, quand la plupart des pays du monde se faisaient, en tout cas tel qu’on les connaît actuellement, c’est-à-dire par annoncer leur Révolution industrielle. Voici un pays qui, lui, au lieu de prendre le tournant industriel, était obligé de mettre un embargo territorial dans son propre pays pour garder le pays comme un pays essentiellement agricole, pour ne pas rentrer dans l’économie industrielle, rien que pour payer la dette de l’indépendance à la France. Donc Haïti s’est fait aussi à ce moment-là. À la question, “Pourquoi Haïti est un pays pauvre ?,” une question qu’on nous pose souvent quand on écrit un premier roman, j’ai commencé par apporter une réponse très datée, historique, économique très claire. Haïti est aussi un pays pauvre parce que ses reins ont été cassés par une espèce de dette de l’indépendance qui serait intervenue un peu plus de vingt ans après son indépendance. Alors que tous les pays du monde prenaient le tournant industriel, enfin les pays qui existaient, on s’entend, parce qu’à l’époque bien entendu, c’était le seul pays noir au monde. Le seul pays noir au monde, je veux dire, qui n’a pas été en situation de colonisation, enfin vous connaissez à peu près l’histoire. 

Et cette remontée du coup, qui n’est pas encore une fois calculée pour telle, permet d’installer ce décor-là. C’est un roman qui se passe dans un milieu rural, et la ruralité comme chacun sait bouge beaucoup plus lentement que la vie citadine. Par conséquent, j’aurais pu situer le même roman dans le 19e siècle ou dans le 20e siècle, à quelques exceptions près que j’aurais raté ce dénouement, ce moment de tension en 1842 où tout va changer très vite en Haïti. En 1842, Haïti c’est toute l’île, c’est-à-dire la partie Est de l’île fait encore partie d’Haïti. La partie Est de l’île va s’émanciper en 1844. En 1842, cela fait seize ans qu’Haïti paie la dette de l’indépendance à la France. Et cette dette, pour vous expliquer son principe, que peut-être vous connaissez: après des années d’esclavage, après une lutte qui a coulé pendant des années, puis une bataille, puis une émancipation, puis la fondation d’un pays, le bon Charles X a appris à Jean-Pierre Boyer que pour accéder aux biens qui étaient les biens esclavagistes, et par extension aux personnes elles-memes puisque ces personnes-là étaient considérées comme des meubles, il fallait payer. C’est-à-dire qu’il faut payer aux colons esclavagistes les biens qu’ils perdent par le fait qu’on s’émancipe de leur esclavage. Enfin, une dette extraordinaire de ce point de vue. C’est-à-dire que quelque part on achète sa propre servitude. Et ça n’a pas coûté cinq sous, ça a coûté vraiment 90 millions de francs-or, ce qui est estimé aujourd’hui par Thomas Piketty, ce n’est pas mon estimation, c’est celle de Thomas Piketty, j’en aurais été incapable, à 28 milliards d’euros, c’est-à-dire 14 fois le budget annuel d’Haïti, le budget annuel actuel d’Haïti, qui est d’environ 2 milliards de dollars. Donc on est sur un pays qui est ruiné à sa base, qui a raté le tournant de l’industrialisation parce qu’elle a installé, elle s’est forcée à rester agricole pour pouvoir payer cette dette-là. Et puis il n’y a pas que ce contexte dur dans le roman. Il y a aussi une jeune fille qui s’appelle Aida, et qui raconte des histoires. Donc à la deuxième question, pourquoi malgré les difficultés en Haïti il y a des écrivains, ou il y en a autant, ça c’est le second volet. Donc quelque part c’est quasiment un roman en dialogue avec les critiques. Alors là comme personne n’a vraiment de problèmes d’argent, je me demande où est-ce qu’on va me dire que c’est un roman sur la misère. J’ai très hâte de voir. Mais on trouvera quand même le moyen de me dire que c’est un roman sur l’exil, l’émancipation et la misère. On ne peut quasiment pas y échapper. 

NHD: Oui alors la critique fera ce qu’elle va faire. 

NPD: C’est aussi un petit peu pour revenir à la question posée par Jocelyn tout à l’heure, à savoir est-ce que je vois les billets ? En tout cas, c’est comme ça que j’ai interprété la question. Oui, je vois bien qu’il suffit qu’on écrive trois lignes pour que la première soit sur l’exil, la seconde sur la misère, et la troisième sur l’identité. Et alors là, diable, je vous assure que je n’ai aucun problème d’identité. Si, quand j’étais ado, comme tout le monde, je suppose, mais je ne pense pas, enfin je n’ai pas de problèmes avec l’identité. Enfin ce n’est pas des questions que je me pose. Je vis. Je fais ma vie. 

NHD: Oui, peut-être qu’il faut terminer. On touche à l’heure. Est-ce que…, je ne sais pas s’il y a des questions dans le chat, venant du public. On peut…

NPD: Et peut-être, essayons de mettre nos visages aussi. 

JSF: Oui, on peut faire ça. Je ne sais pas si vous voulez… bien sûr si vous voulez partir, partez, mais si vous avez des questions pour mettre dans le chat,… Je ne sais pas Néhémy, est-ce que vous êtes disponible pour rester quelques instants de plus ? 


NPD: Ah oui oui, moi je ne savais même pas combien de temps ça allait durer. 

NHD: Ah d’accord. 

JSF: Donc si vous avez des questions ou même des commentaires pour mettre dans le chat, voici une opportunité singulière. 

NHD: Et tout le monde tape. 

NPD: Ah dans le chat ? Pourquoi? Elles ne peuvent pas parler ? 

JSF: Je pense, si vous voulez, oui. 

NPD: Bah parlez chers amis, enfin. 

NHD: Vous pouvez enlever le “mute” et poser votre question. 

Charly Verstraet: J’ai une question. Alors par contre, je suis désolé, je ne peux pas mettre ma vidéo, mais en tout cas je vous remercie beaucoup Néhémy pour cette belle présentation. Merci Nathan et Jocelyn pour ces questions intrigantes. J’aimerais revenir sur un élément que vous avez mentionné brièvement, qui est que vous avez commencé par la poésie. Et ensuite, vous vous êtes tourné avec Rapatriés sur le roman. Je me demandais justement pourquoi ce choix d’avoir commencé par la poésie avant de vous attaquer au roman plus large ? 

NPD: Oui bon probablement parce que j’étais poète déjà, et que j’espère l’être un petit peu encore même en roman. Mais ce qui se passe, Charly, pour vous dire, en Haïti d’où je viens, c’est-à-dire que, intellectuel ou politicien, dès que vous savez lire, si vous n’avez pas un livre de poésie derrière, vous êtes vraiment un raté, un raté monumental. Il faut dire qu’on a vu un président de la République alors qu’il est parti en exil politique suite à un coup d’état, alors qu’il a dû quitter le pays suite à des manifestations populaires, aller faire une thèse de doctorat, se faire appeler docteur, ensuite revenir au pays et signer son premier livre de poésie, du nom de Dr Jean-Bertrand Aristide; c’était l’accomplissement de sa vie après deux mandats présidentiels. Donc, il y a peu d’intellectuels haïtiens qui n’ont pas un livre de poésie, un manuscrit de poésie dans leur tiroir ou déjà imprimé quelque part qu’ils attendent de sortir mais vraiment éminemment. Donc tout ceci pour dire que c’est un pays dans lequel la littérature s’est souvent confondue avec la poésie, et la poésie est vraiment le genre central dans la littérature en Haïti. Bon, personne n’étant parfait et comme on finit toujours par se corrompre, je me suis laissé tenter par le roman et j’ai dénié écrire du roman sous l’influence de Gabriel Garcia Márquez mais, comme tout un chacun, j’espère un jour écrire de la poésie et redevenir respectable.

CV: Merci. Vous êtes déjà assez respectable comme ça. Ne vous inquiétez pas pour ça. Mais, et du coup, ça m’amène un peu vers ma deuxième question, qui est : quelles sont vos influences poétiques, dans le sens de poésie ? Est-ce qu’elles sont liées à Haïti ? Ou est-ce qu’elles s’étendent un peu plus au reste de la Caraïbe ou au reste du monde ?

NPD: Alors, on a un autre symptôme, aussi un autre rapport avec la poésie. C’est que c’est le meilleur endroit pour exprimer notre chauvinisme. Mon influence de la poésie est d’abord haïtienne et elle s’appelle d’abord Georges Castera. Ça, le poète contemporain haïtien, au fait, aurait fait du Georges Castera, évidemment moins bien. Mais j’ai été très influencé aussi par un poète qui s’appelle René Philoctète. Par ailleurs, comme j’ai beaucoup dit de la poésie sur scène, oui, j’ai été chez beaucoup de poètes comme Robert Desnos, comme Desnos, comme Paul Éluard, comme…j’ai été chez beaucoup de poètes non haïtiens. Mais les deux grandes influences restent honnêtement haïtiennes. C’est René Philoctète et Georges Castera. Mais ça ce n’est pas de ma faute, hein ? C’est à peu près la vérité de tous les nouveaux poètes haïtiens que vous voyez lire et écrire. 

CV: Merci beaucoup !

NPD: Avec plaisir.

Sara Fischer: J’ai une question. Je voulais dire tout de suite, tout d’abord, merci beaucoup. C’était vraiment intéressant et j’ai pensé beaucoup. 

NPD: Merci.

SF: En ce qui concerne la création critique que vous avez mentionnée. Est-ce que ça vous gêne de temps en temps d’écrire ? Ou est-ce que vous y pensez…quand vous écrivez ? Ou est-ce que ça c’est quelque chose qu’il faut éliminer du processus ?

NPD: Alors, c’est une vaste question. Oui, merci, Sara Fischer, j’ai bien compris. C’est une vaste question. Est-ce que quand on écrit on écrit avec le lecteur ou la lectrice ou pas ? C’est-à-dire qu’en fonction du moment on peut apporter des réponses différentes. Pour ma part, il semble qu’on ne peut pas complètement s’effacer du lectorat en écrivant. Ne serait-ce que parce qu’on est d’abord un lecteur qui écrit, on est d’abord une lectrice qui écrit. Par conséquent on est témoin de cet acte d’écriture et la lectrice qu’on est, est influencée par beaucoup d’autres lectrices, et par la lecture de beaucoup d’autres personnes. Par conséquent, je ne peux pas prétendre d’être dans une apesanteur, dans une innocence complète, quasi une virginité littéraire ou critique quand je tente d’écrire. Mais il est vrai que l’exercice d’écriture présente tellement de difficultés que, absorbé par cette difficulté, on n’a pas vraiment le temps de penser à ce qui écrira une personne qui va lire le livre par après.

Certes, on est influencé, on est dedans, on est fait dans cette masse de critique dont on est soi-même mais ce n’est pas un… l’écriture n’est pas adressée au premier degré dans le sens où c’est un exercice qui présente tellement de difficultés que, bon, que le poids des difficultés annihilent le point de la postérité de l’acte, si je peux dire. 

Parce que je n’ai pas mal entendu dire ces derniers temps, même quasi tout le temps que « c’est un grand plaisir pour moi, » « quel bonheur d’écrire, » « j’écris parce que ça me fait du bien. » Bon, ce n’est pas vrai, hein ? Moi, ça ne me fait pas du bien. Je vais préférer aller boire des coups, aller danser, que sais-je ? J’écris amené là par autre chose : amené là par la lecture, amené là par la nécessité ou l’envie de raconter quelque chose. Mais, ce n’est pas… C’est quelque chose d’assez difficile, au fait, par endroits. Peut-être qu’il y a une jouissance du travail fini, du travail pénible, ou du travail en cours. Mais ce n’est pas un exercice tellement confortable qui nous permet de penser à autre chose qu’à lui-même quand on le fait. 

SF: Oui, merci. J’ai bien apprécié votre commentaire, merci.

NPD: Merci à vous.

JSF: Je crois qu’on a une question du chat de Jennifer, qui se trouve à l’aéroport. Donc : « nous avons beaucoup parlé du processus d’écriture, de fluidité de genre et de la narration. Dans Rapatriés on parle aussi des frontières, d’aide humanitaire. Voyez-vous le roman comme une intervention politique, un questionnement éthique ? » 

NPD: Bon, je commencerai par le questionnement éthique. C’est-à-dire que si ce delà surgit, c’est tant mieux, mais il me semble qu’il ne faut pas le chercher au premier abord, vraiment. Là je suis en train de lire un livre d’un jeune auteur, jeune en âge, hein ? Parce qu’il n’a pas quarante ans, qui s’appelle Pierre Ducrozet. Alors que j’ai adoré un roman qu’il a fait sur Basquiat, là il fait un roman sur l’écologie. Je pense qu’il s’est laissé écraser par la pensée écologique plutôt que par son — par un désir de raconter. Il s’est un petit peu laissé écraser par l’éthique alors que, quelque part, son roman sur Basquiat reflète une écologie plus mortonière – en pensant à Timothy Morton – reflète une écologie plus explosée que ce roman sur Adam Thobias qui s’appelle Le grand vertige, qui est un militant, qui veut sauver la planète et qui fait un programme secret qui va faire, comment dire, qui va faire des attentats sur des lieux très polluants. Donc, certes, la politique existe mais je pense qu’il faut faire confiance à ce qu’on est, pour la laisser émerger.

L’éthique existe. Il faut faire confiance à ce qu’on est pour laisser émerger l’éthique dans 

le processus de création narrative, de telle sorte qu’on ne peut même pas cacher les choses. 

L’écriture a une forme de vérité, je trouve. Et ceci, ce n’est pas encore une fois, comme je vous l’avais dit au début, Jocelyn, je ne parle pas en tant que auteur installé, j’ai publié un deuxième roman. Mais même en tant que lecteur on se rend très vite compte quand un auteur nous mentionne lui-même. Même s’il raconte l’histoire de oui, oui, une petite histoire, l’écriture révèle une forme de vérité, je trouve.

Il y a quelque chose, oui, il y a quelque chose de l’ordre de la vérité que se joue là. Même quand on vient avec nos préoccupations politiques et éthiques, défendre un point de vue, on peut complètement passer à côté, alors qu’on peut honorer très bien pour refléter, ou être témoin, ou être le passage de ce même point de vue si on ne s’en était pas préoccupé. Donc, en écrivant Rapatriés, je n’avais pas de doutes que ma vision sur la frontière se verra même si je n’écris à aucun moment que, « ouais, les frontières sont nuisibles et que  “no borders” [en anglais], vive l’amour et la liberté, » quoi. 

Ça se voit, je veux dire, on ne peut pas vraiment tricher. D’ailleurs j’aurais très bien pu écrire “vive l’amour et la liberté et les frontières sont nuisibles,” que tout le monde va bien, que je suis un éthniciste, c’est-à-dire, je ne sais pas, moi, j’espère que ce n’est pas le fils de Protestant qui parle en moi quand je dis qu’il y a une forme de vérité dans l’écriture. On peut très difficilement tricher avec cet exercice. C’est vraiment…il y a quelque chose… Autant qu’il y a quelque chose de l’ordre de presque déviant dans l’image dans des films, il y a quelque chose de l’ordre de presque orthodoxe dans l’écriture avec lequel on ne peut pas vraiment tricher. Pourtant, j’aime beaucoup les films et j’aime beaucoup l’écriture aussi, hein ? Enfin, la lecture, surtout. L’écriture, comme je vous le dis, est assez pénible. 

C’est tout, hein ? Je n’ajoute rien d’autre sur ce sujet. S’il y a une autre question.

JSF: Oui, peut-être, on a le temps pour une autre question, s’il y en a une. Sinon…

NPD: Merci, Vanessa Borilot. 

JSF: Vanessa ?

NPD: Non, elle a dit qu’elle va me lire avec plaisir. Du coup, je pense que j’ai gagné une lectrice. C’est pour ça que j’ai dit merci.

NHD: Mais tant mieux !

NPD: Honnêtement, je vous remercie d’être venus si nombreux. Je ne pensais pas que vous alliez être aussi nombreux, honnêtement. Moi, j’avais pensé, comme vous êtes déjà très pudique vous n’êtes pas beaucoup manifesté. Merci, Jennifer. Vous n’êtes pas beaucoup manifesté sur Facebook, j’avais pensé qu’on allait être Linda, Nathan, et Jocelyn, et Jennifer. 

JSF: Nathan et moi, nous sommes très contents d’avoir plus d’amis avec qui on peut parler de vous, vos textes.

NPD: Oui, vous avez fait un travail exceptionnel, vraiment. Je vous en remercie. Et je suis très content que ce soit la première édition de kwazman vwa. En général je porte chance, hein ? C’est-à-dire, comme j’ai déjà dit, dans la vie.

NHD: Et on est très content de vous accueillir ici parmi nos amis et nos nouvelles amies alors, peut-être qu’il il faut terminer là ?

En vous remerciant, Néhémie, d’être là , d’être venu et à la prochaine édition de kwazman vwa.

NPD: Oui, merci, avec plaisir. Et puis je serai de l’autre côté à ce moment-là, en train d’écouter la prochaine écrivaine que vous allez inviter. 

NHD: Tout à fait. Bon, merci.

NPD: Merci, au revoir.

NHD: Au revoir.

NPD: Au revoir.

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