Entretien avec Emmelie Prophète

Petite sélection bibliographique

Transcript

Nathan Dize : Alors bonjour tout le monde, c’est un plaisir de vous retrouver ici aux aujourd’hui pour cet événement avec Emmelie Prophète. Merci beaucoup de votre patience. Juste avant de rentrer dans le vif du sujet, je voulais vous parler de notre association, Kwazman Vwa, qui offre à peu près chaque mois une série de conversations avec des écrivains et des écrivaines de la Caraïbe et de sa diaspora. Récemment nous avons reçu l’écrivain portoricain Sergio Gutierrez Negrón, l’écrivaine haïtienne Evelyne Trouillot, le poète dramaturge romancier et slameur haïtien, Jean d’Amérique, ainsi que la libraire chez Librairie Calypso à Paris Agnès Cornélie. Vous vous trouverez les vidéos de nos anciennes conversations sur notre site web qu’on va mettre dans le chat. N’hésitez pas à nous suivre sur les réseaux sociaux que ce soit sur Facebook, Twitter, Instagram, et nous espérons que vous participerez à nos futurs événements. Mais revenons à notre conversation et notre invitée d’aujourd’hui. Nous aurons une conversation entre Emmelie Prophète, Erika Serrato, ma collègue professeure à l’université de Caroline du Nord à Chapel Hill, ainsi que moi-même professeur à Oberlin College. Notre collègue et une des organisatrices de cette rencontre, Jocelyne Sutton Franklin aurait participé à la conversation mais a dû se retirer à cause d’une maladie. La discussion durera entre 40 minutes et 45 minutes, avant de céder la place à vous, l’audience pour poser des questions à Emmelie, ou pour rebondir sur ce qui a été énoncé durant cette conversation. Nous avons le plaisir d’accueillir Emmelie Prophète poète et romancière haïtienne. Emmelie porte plusieurs chapeaux en même temps, étant nommée à la fin de l’année 2021 Ministre de la culture en Haïti ainsi que la nouvelle présidente du Centre Pen Haïti. Son œuvre poétique et romanesque a été reconnue maint espoir pour sa contribution aux lettres haïtienne et francophones. Son dernier roman les villages du dieu est sorti chez Mémoire d’encrier en novembre 2020 et la traduction de son premier roman Le testament des solitudes est paru chez Amazon Crossing en janvier 2022, sous le titre de Blue traduit par Tina Kover. Sans plus attendre, en vous souhaitant la bienvenue et je passe la main à Erika qui va ouvrir la conversation avec une première question.

Erika Serrato : Bonjour Emmelie Prophète et merci d’avoir accepté notre invitation, encore une fois merci de votre patience. Donc, on va droit au but comme avait dit Nathan. Donc certains de vos personnages des personnages que vous avez créés doivent parfois faire face à leur entour afin de décider soit de changer soit de maintenir la vie qui leur convient, même si ce n’est pas évident pour les lecteurs. Je pense à Cécé, qui dit que le monde se résume, dans Les villages de Dieu, à la narratrice du Testament des solitudes qui raconte comment les femmes de sa famille doivent partir afin de vivre, ou bien Le reste du temps où la narratrice décrit comment la ville se transforme tout le temps et surtout après l’assassinat de Jean-Dominique. Pourrions-nous parler un petit peu de l’importance de l’entour dans vos romans ? C’est quoi l’importance du lieu ?

Emmelie Prophète : Le lieu est fondamental, parce que on parle à partir de lieux et on décrit à partir du réel donc ce sont des personnages du présent qui habitent la grande région de l’ouest Port-au-Prince particulièrement, et qui doivent faire face à un certain nombre d’éléments tous les jours : la sécurité, la faim, les crises politiques, la grande misère, parce que tout est impacté par la misère. Donc ce sont des personnages qui doivent vivre, qui doivent se battre, qui doivent s’en sortir, et souvent qui ont des dépendants, c’est à dire des gens souvent jeunes ou âgés qui dépendent d’eux donc et c’est très féminin aussi comme univers de Cécé, à la narratrice de Le testament des solitudes qui est Blue aussi, et de même que la narratrice de Le reste du temps. Donc c’est un univers très féminin, et ce n’est pas par hasard parce que les femmes jouent un grand rôle dans notre société. On compte beaucoup sur les femmes, même si elles font face souvent à des problèmes plus grands que les hommes donc et voilà. C’est un attachement au lieu parce que tout individu est— vit dans un milieu, dans un lieu, et cet individu, non seulement, il fait avancer l’histoire, il fait avancer l’actualité mais aussi subit l’histoire et l’actualité. Donc ce sont des personnages très connectés à leur milieu qui subissent ce qui se passe dans ce milieu-là, comme Cécé qui est dans ce ghetto en périphérie de la ville, au bas de la ville, et aussi la jeune étudiante, et toutes les autres, tous les autres. Et c’est là qu’il y a aussi la vérité du livre parce qu’écrire, c’est aussi être dans une vérité, et offrir cette vérité-là, cette vérité que certaines peut-être ne lisent pas de la même manière, donc c’est ça l’écriture, pouvoirs transférer cette vérité-là, mais en même temps l’interpréter. Donc c’est pour cela que tous les personnages sont bien dans un milieu et ça plante le décor aussi parce que pour la littérature, le roman en particulier, on a besoin de planter un décor. Donc là, ils/elles sont dans ce décor qui est planté et ça permet aux lecteurs et lectrices de comprendre Haïti, de comprendre ce que nous vivons contemporainement en Haïti.

ND : Puis en fait, justement parlant de la vie contemporaine à Haïti, quel est le rôle de Port-au-Prince, dans votre écriture ? Vous avez dit lors d’un entretien il y a un peu longtemps que vous êtes avant tout citadine Port-au-princienne et qu’est-ce que ça veut dire pour votre écriture pour les personnages dans vos romans ? Qu’est-ce que c’est la ville de Port-au-Prince et que représente-t-elle ?

EP : Port-au-Prince, c’est la ville où je suis née et je suis même née au cœur de Port-au-Prince, dans un hôpital public qui s’appelle l’Hôpital Général. L’Hôpital Général, c’est toute une histoire avec la ville, et c’est un hôpital qui n’arrive plus maintenant à accueillir les malades. C’est l’hôpital de l’université d’état d’Haïti, l’Hôpital Général qui est situé au centre-ville, et qui a tout le temps depuis quelques années, il y a tout le temps des grèves et il manque de tout, même d’alcool ou de pansements. Donc c’est très c’est très significatif pour moi pour montrer à quel point je suis Port-au-Princienne, comme je dis, que je suis née à l’Hôpital Général, l’hôpital de l’université d’état. Les écrivains sont attachés à des pays, mais ils sont aussi attachés à des villes, parce que pour porter une histoire, il faut inviter les lectrices et les lecteurs à parcourir le lieu, à comprendre le lieu, et à comprendre pourquoi il génère des histoires comme celles que l’on écrit et pourquoi les gens qui habitent ce lieu sont comme ils sont. C’est très important et ça renseigne beaucoup sur ce que je fais comme travail quand je dis que je suis Port-au-Princienne, donc je suis née dans cette ville en 1971. J’y ai grandi, j’ai fait des séjours à l’étranger pour des études, pour le travail, mais et je reste Port-au-Princienne parce que c’est la ville que je connais le mieux. Quand je plante un décor, si le décor est planté à Port-au-Prince donc je sais où je vais et je sais où j’emmène le lecteur. Cette ville a subi une modification très violente et très importante en 2010 avec le tremblement de terre, le grand tremblement de terre qui l’a ravagée et j’étais en train d’écrire Le reste du temps, l’histoire des deux Jean — Jean-Dominique et puis Jean-Baptiste — et j’ai mis cette ville telle que je l’ai connue avant le tremblement du terre dans Le reste du temps, c’est à dire quand je parle des rues de Port-au-Prince de cette galerie de la banque nationale où Jean-Baptiste vend les livres, moi je parle d’une ville que ceux qui ont 15 ans aujourd’hui ne vont jamais connaître, donc pour moi c’était une occasion de sauver ce qui restait de la ville dans ma mémoire et j’ai été très très heureuse de pouvoir le faire parce que je n’avais pas encore été vraiment en repérage pour voir la somme de dégâts qui avait lieu parce que j’écrivais Le reste du temps et la terre continuait à trembler. J’étais en pleine écriture du livre quand il y a eu le tremblement de terre, et il y avait des secousses qui m’obligeaient à courir, laisser la table, laisser la maison, mais je revenais avec une ville qui était vivante qui était comme elle l’était il y a deux, trois semaines dans ma tête et cette ville-là je suis contente de l’avoir sauvée. C’est la première fois que je le dis, oui, j’ai sauvé une partie de cette ville disparue en l’écrivant dans Le reste du temps. Donc je suis fondamentalement Port-au-Princienne, et depuis 13 ans maintenant, je me réapproprie de ce qu’elle est devenue. Port-au-Prince est devenue—  c’est une ville extrêmement sale, c’est une ville abandonnée, c’est une ville où il y a des guerres de gangs, c’est une ville qui n’en peut plus, c’est une ville à bout de souffle où tout est là, tout est détruit quasiment, mais c’est quand même ma ville, et moi j’espère qu’avant de disparaître sait-on jamais, je vais faire la connaissance d’une nouvelle ville, une ville qui aura été construite, une ville dans laquelle les y aura des infrastructures, des places publiques accessibles à tous, mais là, la nouvelle ville que je donne à voir un peu, c’est la ville de Cécé, donc c’est Célia qui montre cette ville totalement ghettoïsée, avec des gangs, et avec des moyens limités de déplacement, donc il y a une évolution de Port-au-Prince que je montre qui est intéressante, je pense.

C’est la première fois que je le dis, oui, j’ai sauvé une partie de cette ville disparue en l’écrivant dans Le reste du temps.

Emmelie Prophète

ND : Oui tout à fait. Cécé elle prend beaucoup de photos, donc elle documente d’une façon ce développement de la ville et comme vous avez fait avec Le reste du temps, vous avez ancré les personnages dans des différentes parties de la ville comme je pense à Jean-Baptiste. C’est un de mes personnages préférés de vos écrits parce que la relation que vous développez avec ce personnage, c’est à travers la ville, à travers les chemins qui vous mènent jusqu’à votre travail de votre maison, donc merci pour ça.

EP : Merci aussi d’être un lecteur. C’est vrai que Jean-Baptiste est un personnage très attachant, et en fait Jean-Baptiste je l’ai connu un peu sans le connaître, parce que j’étais à l’école normale supérieure en ville, à la rue de la Réunion, là c’est le bas de la ville, ce qui fut autrefois le centre-ville avant le tremblement de terre, et Jean-Baptiste il vendait des livres. Et Jean-Baptiste, il vendait les livres au poids. C’est à dire vous aviez un Sábato ou n’importe quel livre un Borges, Fictions de Borges, par exemple qui est un livre assez mince, ou bien Soie de Alessandro Baricco, et je me rappelle particulièrement de Soie parce que c’est Jean-Baptiste qui m’avait vendu… Il ne s’appelait pas Jean-Baptiste, je lui ai donné un prénom et qui m’avait vendu Soie. Alors Soie était moins cher qu’un autre livre, parce que cet autre livre qui était une sorte de roman de gare était plus volumineux donc Jean-Baptiste il vendait les livres aux poids. Donc je me rappellerai toujours de cela, voilà. J’ai rencontré ce personnage ce libraire de fortune sur mon chemin d’étudiante c’est vrai.

ES : Vous avez évoqué le cœur de Port-au-Prince et ces attachements familiaux et aussi à d’autres citoyens. Est-ce que vous pourriez nous parler des liens familiaux dans votre œuvre ? On voit des liens très étroits, comme Cécé avec sa grand-mère et comme Paul Prédault, par exemple, et parfois ces biens sont inaliénables, même quand on essaie de s’éloigner et là je pense au Testament des solitudes et en même temps vous écrivez des personnages féminins très très complexes avec un intérieur richissime. Est-ce que vous pourriez parler de ça, de ces liens familiaux et de ces personnages féminins en particulier ?

EP : Ici, les liens familiaux sont extrêmement importants en Haïti. Je pense que c’est un petit peu de l’Afrique que nous avons… Beaucoup même de l’Afrique mais aussi, voilà, parce que la Caraïbe c’est un carrefour des cultures et les liens familiaux sont extrêmement importants… dans Le testament des solitudes— qui est un livre qui marque mon entrée dans le récit, dans le texte long, parce qu’avant j’écrivais uniquement de la poésie, jusqu’à ce qu’un matin, je me rende compte qu’il y avait des choses qui m’avaient échappées, dans ma vie, que j’avais mis beaucoup de temps à comprendre. C’est comme si je me reprochais un peu d’avoir été un enfant — ce qui ce qui n’est pas normal a priori. Donc il fallait que je raconte la vie de ces femmes qui étaient là sur mon parcours, que j’ai connues, de ces gens qui habitaient le quartier de mon enfance, et de ces grosses vagues d’immigration vers les États-Unis, et de cette immigration qui a rendu énormément de services, parce que vous savez que l’aide, que les transferts que font la diaspora haïtienne est supérieur à l’aide internationale qui est donnée à Haïti. Donc c’est une histoire de grande générosité mais c’est une histoire désastreuse aussi dans la mesure où ces gens, ces femmes particulièrement qui partaient souvent sur des embarcations de fortune pour les États-Unis ne revenaient jamais dans leur pays parce que bon elles partaient et n’arrivaient jamais à obtenir des documents légaux, ou elles mourraient d’accident, de maladie aux États-Unis. Donc j’avais envie de raconter cette histoire, j’avais envie de faire une sorte de restitution de tout ce que j’avais dit et ces femmes-là, ces personnages-là, c’était pas seulement des personnages qui étaient autour de moi dans ma famille, mais c’était un pays. Les choses n’ont pas beaucoup changé depuis, c’était un pays et qui partait, mais les gens avaient envie de vivre, les gens avaient envie d’aider ceux qui restaient et qui faisaient face au quotidien extrêmement dur et quand ils envoyaient des transferts — à l’époque y avait pas internet — ils envoyaient des transferts et souvent c’était de petits montants: ils envoyaient 100 dollars, et ils disaient vous donnerez 5 $ à voisines un tel, vous donner 5 dollars à un tel, vous paierez l’école de un tel. En fait, j’avais vu ces choses-là et puis un jour, je me suis dit, “mais il faut que je raconte ça.” Le pays a besoin de savoir. On a besoin de consigner cela. Et je suis contente que le livre ait été traduit, comme ça l’histoire va être connue de plus de gens. Et Cécé, c’est un autre parti pris. Cécé, c’est la jeune haïtienne d’aujourd’hui, la citadine qui a 21 ans et qui est féministe, même si elle ne l’exprime pas comme on l’exprime comme l’exprimerai des universitaires, des gens comme vous qui sont frottés aux théories du féminisme, au roquisme et tout ça, mais elle féministe parce qu’elle a une très grande conscience de son être, aussi de son environnement, elle surplombe tout et elle comprend. Elle comprend et elle nous aide à comprendre ce qui se passe dans ces quartiers-là qui portent des noms issus de la bible mais où les gens sont extrêmement violents et comment les gens ils n’en peuvent plus, comment les gens ils se débrouillent, qu’est-ce qu’ils espèrent, comment ils voient l’étranger, quels sont leurs rapports les uns avec les autres, comment la vie est traitée, comment la mort est traitée, et comment souvent on fait très peu de cas de la vie, les faillites de l’état aussi. Parce que Haïti est un état failli. C’est ce qu’il est aujourd’hui et c’est pour cela que nous nous vivons tous là, et voilà. Et il y a tout un passé aussi qui explique ce que nous vivons aujourd’hui, et comme a dit un écrivain, le passé est imprévisible parce qu’il a des conséquences sur le présent et qui sont terribles surtout quand on oublie ce passé-là. Donc Cécé nous aide à comprendre ce qui se passe dans ces quartiers qu’on appelle, que j’appelle “les villages de Dieu.” Il y a un quartier effectivement qui s’appelle “le village de dieu,” mais pour moi il fallait faire une métaphore avec ce “village de dieu,” où l’église est le seul lieu de socialisation mais en même temps les gens sont extrêmement violents et ils sont dépassés par le quotidien. Et Cécé, cette jeune femme très moderne, qui aide sa grand-mère, et sa mère qu’elle n’a pas connue, et l’oncle qui est parti aux États-Unis, qui a été déporté parce que depuis des années nous faisons face à ce phénomène où les États-Unis particulièrement et le Canada, ils déportent des Haïtiens qui ont été en délicatesse avec la loi. Donc ces gens ils arrivent, ils sont désespérés, et on comprend aussi qu’il n’y a plus d’El Dorado dans le monde c’est à dire. Et nous rêvons tous depuis toujours de partir parce que nous sommes des insulaires, d’une part, mais aussi et surtout parce que nous Haïtiens, nous avons été déportés des côtes africaines, nous avons été déportés et mis en esclavage, et les gens réduits en esclavage ont toujours eu ce besoin de rentrer à la maison, et je l’ai dit dans le livre, quand quelqu’un décède jusqu’à présent aujourd’hui en Haïti, on dit que son âme et retournée en Guinée. Quand on parle de Guinée, on parle du golfe de Guinée de toute la côte de l’Afrique. Donc nous avons besoin de partir, nous avons besoin d’aller voir ailleurs comme tout le monde et voilà. Un jeune américain qui part, il peut partir, donc il peut, avec une valise au dos, aller faire le tour du monde, mais nous ne pouvons pas parce qu’il nous faut des visas, parce que nous sommes pauvres. Donc ce qui décuple cette envie d’aller voir le monde et la misère aussi qu’il y a ici fait que les gens ont besoin d’aller travailler ailleurs. Donc Cécé, elle est confrontée à cette situation extrêmement difficile, sa grand-mère à qui elle doit tout, mais aussi son oncle qui est comme une sorte d’héritage de sa grand-mère qui l’a beaucoup aidée et qui l’a élevée et l’oncle qui revient totalement désespéré, qui boit, qui boit sa vie qui boit pour oublier, donc elle se sent responsable de cet oncle-là, et aucune proposition ne la détourne de son devoir de s’occuper de son oncle. Et aussi parce qu’elle est féministe, elle ne part pas avec un homme juste parce que cet homme lui promet une maison, lui promet de travailler dans une boutique, parce qu’elle comprend Cécé, donc ça la mettrait sous la coupe de cet homme, et elle serait obligée de travailler à la boutique, de faire à manger, donc la féministe qu’elle est, la personne extrêmement lucide qu’elle est comprend cela et elle dit non. Et Cécé se débrouille, Cécé est moderne, Cécé comprend et Cécé nous tient la main pour comprendre Jules César, pour comprendre Patience, pour comprendre Soline, pour comprendre le pays, pour comprendre la politique, et aussi pour comprendre l’importance des liens familiaux ici, et comment c’est grâce à la famille souvent aux voisins aussi souvent, qu’on peut vivre ici, parce que nous n’avons pas de système d’assurance, il n’y a pas d’allocation de l’état, pour permettre aux gens d’avoir un minimum d’argent donc c’est cette solidarité entre les gens qui fait que la vie est encore tenable. Donc voilà c’est tout ce que Cécé dit mais sans pathos, sans vouloir attirer la pitié, etc. Elle raconte elle, est solide dans ce qu’elle pense, elle explique, et elle voit un peu plus loin que les autres, et elle se sent responsable vis-à-vis de son oncle qui est qui elle a le dernier membre de sa famille en fait.

ND : Mais alors tonton Frédo, son personnage est un peu triste parce que on a l’impression, qu’une part de son âme est restée ailleurs, et vous avez créé certains personnages et là. Je pense à Un ailleurs à soi où l’ailleurs est un phénomène très puissant pour les personnages surtout pour les femmes. Que cet ailleurs soit au pays mais dans un autre contexte, dans un autre lieu, dans une autre maison, ou bien que ce soit dans un autre pays où se situe l’ailleurs comme un endroit fixe ou peut-être un fugitif vers lequel on va… Est-ce que vous pouvez parler de cette notion de l’ailleurs, parce que ça traverse plusieurs de vos livres et vous avez évoqué également la Guinée, là où retournent les âmes des personnes disparues.

EP : L’ailleurs, c’est là où la vie est possible. L’ailleurs, c’est des réalisations économiques, des réalisations sociales, donc les Haïtiennes et les Haïtiens de tout temps ont rêvé de partir de s’en aller. Il y a même livre qui a été écrit il y a quelques années dans lequel ils ont dit que l’écrivain — c’était un essai — qui dit que Haïti a toujours été un pays de transit, un pays d’où l’on part, on ne reste pas on vient, on passe et on part. Donc c’est ça la représentation de l’ailleurs, et beaucoup de faits historiques et sociaux ont aussi poussé les Haïtiens à partir. À partir de 1957, il y a eu la dictature et beaucoup d’Haïtiens sont partis. En 1960, il y a eu le phénomène des indépendances en Afrique où les Haïtiens et Haïtiennes sont partis travailler comme enseignants au Zaïre à l’époque, qui est devenu la République Démocratique du Congo. Ils sont partis en Côte d’Ivoire et voilà donc. Et dans les années 80, et la misère, les problèmes, la dictature a fait que beaucoup de gens sur des embarcations de fortune sont partis pour les États-Unis, donc ils ont découvert que c’était possible de rallier les côtes floridiennes avec des petits bateaux, des esquifs jusqu’à Miami, donc il y en a énormément qui sont partis et qui ont constitué une très grosse diaspora. Et c’est cette diaspora-là, partie dans les années 80, dont je parle dans Le testament des solitudes. Beaucoup de femmes ou de beaucoup d’hommes partaient, et ils ne revenaient pas. Souvent ils passaient par la prison et la prison s’appelait “Chrome” — c’était le camp “Chrome” où on enfermait les Haïtiens et on les ramenait chez eux. Et ils retentaient l’aventure, ils repartaient de plus belle. Donc il y en a qui ont essayé 4, 5 fois, jusqu’à ce qu’ils puissent partir et arriver aux États-Unis. C’est la même chose qui se passe aujourd’hui avec la Mer Méditerranée, avec les Libyens, les Africains qui traversent pour rejoindre l’Europe. Donc c’est ça que c’est ça l’ailleurs et l’ailleurs, c’est souvent— il n’y a pas que les pauvres qu’ils soient partis d’Haïti et au début des années 90, beaucoup de gens sont partis: des professionnels, des universitaires notamment parce que le Canada avait une politique d’immigration choisie, et des gens qui étaient médecins en Haïti ne pouvaient pas avoir l’équivalence au Canada, mais ils partaient quand même, ils étaient médecins en Haïti, ils avaient une bonne situation, et du jour au lendemain, ils se retrouvaient comme gardes malades dans un hôpital à Montréal, et moi je me suis toujours demandé mais pourquoi ils faisaient ce choix… mais en fait et plusieurs explications me sont venues et est-ce parce que l’ envie de vivre ailleurs était trop forte? Est-ce parce qu’ils ne voyaient pas d’avenir pour leurs enfants dans ce pays. Les réponses sont peut-être nombreuses mais cette question de l’ailleurs est centrale aujourd’hui en Haïti. Et des chiffres nous disent aujourd’hui que quasiment tous les diplômés Haïtiens se retrouvent en terre étrangère, ce qui pose un véritable problème par rapport à l’avenir, par rapport à cette construction nécessaire du pays qu’il faut entreprendre. Donc cet ailleurs est là. Et c’est même pire : depuis petits, les enfants apprennent qu’ailleurs c’est mieux, que pour reprendre le titre de Milan Kundera que la vie est ailleurs. Donc cette perception de l’ailleurs est tellement forte, mais cet ailleurs s’est quelque peu décomposé aujourd’hui avec les réseaux sociaux. Lorsque les gens— avant les gens ils partaient et ils travaillaient 18 heures par jour aux États-Unis pour pouvoir envoyer de l’argent, et ils disaient qu’ils étaient heureux, mais aujourd’hui les gens savent qu’ils ne sont pas heureux, mais on est tellement miséreux ici que les gens ils préfèrent évidemment cette situation délicate au lieu de vivre en Haïti. Mais en même temps, on sait aujourd’hui, quand on a vu la police montée américaine courir après des Haïtiens aux Texas, les gens ont été extrêmement choqués ici en Haïti surtout quand on sait le rôle que les États-Unis ont joué dans la politique intérieure haïtienne depuis plus de 100 ans, depuis toujours quasiment, on se dit mais il y a quelque chose qui se passe là que beaucoup de gens devraient comprendre et aujourd’hui, les voyages ont évolué les gens vont au Chili, les gens vont au Brésil, à un certain moment il allait au Surinam, jusqu’à ce que le Surinam interrompe ses vols avec Haïti, comme je le raconte dans Un ailleurs à soi. Donc voilà, mais les gens, ils ont envie, ils ont envie d’autre chose, ils ont envie d’ailleurs, ils ont envie de partir, et comme moi j’écris le présent, j’écris le présent, j’écris ce que les gens ressentent aujourd’hui, ce qu’ils vivent, ce que je vois, j’interprète ce présent donc je me retrouve souvent avec la question de l’ailleurs, dans mes livres, dans la plupart de mes livres, il y a un ailleurs, il y a quelqu’un qui part, il y a quelqu’un qui entre, il y a quelque chose qui concerne la vie à l’étranger.

ES: C’est vrai qu’on s’était dit, avec Nathan et Jocelyne, en fait, que votre exploration de l’ailleurs, oui, on la voit un peu partout dans vos écrits. Ça vous permet de toucher à la mémoire et aussi surtout à la dignité de l’être humain.

C’est ça le rôle de la littérature : c’est de raconter le présent, c’est de raconter l’être humain.

Emmelie Prophète

EP : Oui, à la dignité de l’être humain, et parce qu’il faut qu’on se raconte, et c’est ça le rôle de la littérature : c’est de raconter le présent, c’est de raconter l’être humain. Voilà. Retrouver quelqu’un que l’on connaît dans un roman, et c’est dans les romans que l’on, peut-être, qu’on apprend le mieux l’histoire. Parce que l’histoire, elle est très partielle, l’histoire rapportée, écrite par des historiens, ce qu’on appelle la “grande histoire.” Par exemple, on a assassiné notre président en juillet dernier, moi je pense qu’il n’y a que les romanciers qui pourront raconter tout ça, qui pourront raconter ce que les gens ont ressenti et qui pourront raconter le grand silence qui s’en est suivi. Donc voilà l’histoire dira voilà quel jour cela s’est passé, comment cela s’est passé, mais ça ne va pas suffire pour comprendre la vie, pour comprendre les époques il faut aller dans les romans et moi je raconte mon époque et mon époque est faite de cela, est faite de cette envie de partir, est faite de ce mal-être, est faite de ces débats autour de la citoyenneté, est faite de la ghettoïsation de la ville, des gangs qui s’affrontent. Je pense que dans 50 ans pour comprendre l’Haïti du début du siècle, il va falloir passer par les romans. Pour voir Port-au-Prince, parce que voir, ce n’est pas seulement dans les photos, il faut voir ce qui est écrit, comment on marche dans cette ville, comment sont les bâtiments, et qu’est-ce qu’on respire, parce que la grande histoire ne raconte pas ce qu’on respire quand on passe par la rue de la Réunion, comme c’est raconté dans Le reste du temps. Pendant l’embargo sur Haïti, il y avait une odeur de cadavre extraordinaire à la Rue de l’Enterrement. La Rue de l’Enterrement, c’est une rue proche de l’École normale supérieure où j’étais à l’époque, et ça s’appelle la Rue de l’Enterrement parce que les enterrements passaient par cette rue là pour aller au grand cimetière de Port-au-Prince à un certain moment. Et du coup, il y a beaucoup d’entreprises mortuaires qui se sont retrouvées dans cette rue-là. Quasiment toute la rue est composée d’entreprises mortuaires et pendant l’embargo, il n’y avait pas d’essence, il n’y avait pas d’électricité, mais les gens mouraient quand même— il faut bien que les gens meurent— et ça sentait le cadavre, et quand on sortait de l’École normale pour passer pour aller sur la grand-rue, il fallait courir tellement ça sentait le cadavre. Donc je pense que c’est dans les livres, c’est dans Le reste du temps que l’on va trouver cela. Les historiens, la grande histoire va raconter l’embargo, va raconter le coup d’état qu’il y avait, les négociations, comment les Américains ont ramené le président Aristide, mais cette odeur-là, on en aura besoin pour comprendre, et c’est en cela que le roman est extrêmement important.

ES : Alors depuis la sortie justement Des villages de Dieu en novembre 2020, vous avez été récompensée de plusieurs prix et distinctions littéraires dont le prix de Rayonnement de la langue littérature française de l’Académie française, le prix Fetkann Maryse Condé de la mémoire. Est-ce que vous pouvez nous raconter votre expérience en publiant un roman si percutant que celui-ci, en plein milieu d’une pandémie et d’une crise sociale et politique, que vous avez mentionné, en Haïti et ailleurs.

EP : Ce livre, voilà— d’un livre à un autre on a différentes sensations. Je pense que c’est le cas de tous les écrivains. Moi, j’ai commencé à écrire— en fait, je voulais écrire une histoire sur ces ghettos et là en 2000— j’ai commencé en 2013 peut-être en 2012, et là, ça n’a pas marché : j’ai laissé tomber le début de ce récit qui n’allait pas du tout, qui doit se trouver quelque part toujours sur mon ordinateur, et qui devait s’appeler Place de la résurrection. Et puis un jour, j’écoute la radio, je suis dans ma voiture, et j’entends un fait divers : il y a un membre d’un gang qui raconte comment, de sang-froid, il a abattu le chef de gang, lui et ses amis, et pourquoi il l’a abattu ? Parce qu’il ne partageait pas le butin des vols, et il donnait plus à manger à ses chiens, et il se permettait de coucher avec leurs maîtresses, et il partageait pas la bière. Donc ils l’ont assassiné et là je me suis mise— j’ai trouvé que c’était quand même énorme que quelqu’un de sang-froid explique qu’il a tué quelqu’un voilà. Et la police n’a rien dit, y a pas eu d’enquête, il y a rien eu. Donc j’ai compris qu’il se passait quelque chose et je me suis mise à suivre l’actualité des gangs, comment ça évoluait particulièrement, dans le quartier de Martissant, à comprendre, à lire des articles, et un jour il y a un personnage qui a débarqué comme ça dans ma tête, qui s’appelle Cécé, Célia. Je ne savais même pas comment elle s’appelait quand ça a commencé. Le livre est arrivé très vite. Je l’ai pensé pendant longtemps, pendant près de deux ans, et j’ai commencé à l’écrire en 2018. Je l’ai laissé, et j’ai écrit Un ailleurs à soi. Et je suis revenue, mais le livre, à chaque fois que j’ouvrais l’ordinateur, il arrivait très très vite, c’est la première fois de ma vie que j’écris un livre aussi vite dans le temps. En fait, pas dans le temps, c’est-à-dire, que j’ai mis deux ans à l’écrire, mais j’aurais pu l’écrire en un mois, parce qu’à chaque fois que je commençais à écrire, j’écrivais 10-12 pages, sans arrêt, jusqu’à ce que je prenne peur et que je ferme mon ordinateur, et quand je revenais sur le texte, c’était la même vitesse. Je n’avais même pas besoin de relire ce que j’avais écrit avant et ça partait tout seul, donc finalement, un matin, je l’ai écrit d’un coup. Voilà, c’était fini. J’ai rencontré Jules César, j’ai rencontré Patience, j’ai rencontré Soline, le pasteur Victor, Fénelon et tout ce beau monde, et en fait, je voulais faire rire les gens aussi, parce que je voulais pas être dans le tragique, mais à chaque fois que j’essaye de faire rire les gens, ça ne marche pas. Donc là j’ai essayé, et quand j’ai eu fini d’écrire le livre, je l’ai envoyé à mon éditeur, Mémoire d’encrier, que j’appelle mon éditeur historique parce que j’ai jamais essayé de donner de livres à un éditeur en France, parce que je suis quelqu’un de fidèle dans la vie. Je donne le livre à Mémoire d’encrier et je rencontre Rodney Saint-Éloi en janvier 2020, à Port-au-Prince pour l’enterrement de Georges Castera, qui est un très grand poète qui est parti le 24 janvier 2020, et je lui avais envoyé le livre à avant peut-être au mois de décembre, et il vient, il me dit, “Est-ce qu’on peut se voir autour du manuscrit” et il m’a dit voilà les— non non non, je me trompe : il m’avait envoyé les remarques du comité de lecture. Quand j’ai lu les remarques du comité de lecture à propos de Les villages de Dieu, je n’ai pas répondu parce que je pensais, que j’ai pensé tout de suite que le comité de lecture et s’était planté dans les grandes largeurs. Et là, il est venu, il m’a dit, “N’est-ce pas que tu n’as pas répondu aux remarques du comité de lecture,” et parce que le comité de lecture me demandait de faire des changements mais très folkloriques, comme quoi il n’y a pas de viol, il n’y a pas de langage de ghettos, etc. Moi, c’est par cela que je voulais et il m’a dit ça, et je lui ai dit, “je ne changerai rien dans le texte, je ne changerai rien, donc tant qu’à faire je vais le donner à un éditeur en France. Je pense que je peux trouver très facilement un éditeur pour le livre.” Et il m’a appelée une fois j’étais en voiture, je me suis arrêtée pour lui parler, il m’a dit, “Il faut que tu m’envoies le livre.” Je lui ai dit, “est-ce que tu as compris que je ne souhaitais faire aucun changement dans le livre ?” Je lui ai dit, “Si tu l’envoies chez un correcteur qui trouve qu’il y a quelques fautes de grammaire, et qui me dit écoute ici au lieu de mettre le tu as mis la, je veux bien changer, mais sinon je ne changerai rien.” Et je n’ai rien changé. Et voilà comment le livre il est né et il a eu l’impact qu’il a eu dans la francophonie, à Montréal, et j’ai eu, il y a trois semaines, le prix Carbet des lycéens, et je pars recevoir du prix le l20, en Guadeloupe et pour moi c’est le meilleur des prix que j’ai pu avoir, parce que c’est un prix qui est donné par des écoliers, c’est à dire un secteur qui n’est pas contaminé par un certain nombre d’affect, comme c’est le cas des jurys en général des prix littéraires. Donc, voilà le livre il a eu l’impact qu’il a eu. Et voilà, il commençait à faire son chemin mais c’est quand Dany Laferrière a écrit ce papier sur le livre, et Dany a fait paraître le papier, le timing et les textes ordinaires même si on n’a pas cherché, il a fait paraître le papier suite à l’assassinat du président Jovenel Moïse pour dire, “Écoutez ne m’appelez plus pour me demander de donner des idées, des entretiens sur Haïti, c’est Emmelie Prophète qui peut les donner maintenant.” Très bien, mais Dany n’a pas attendu l’assassinat du président pour me dire ça parce que le dimanche il m’avait appelée pour me dire, “Écoute, Emmelie, voilà, je trouve que son livre est extraordinaire. J’ai beaucoup aimé ton livre.” Il était très très enthousiaste, mais je ne m’attendais pas à ce qu’il écrive ce papier là sur le livre et ça a permis au livre de décoller un petit peu partout dans la francophonie. Les gens l’ont lu, les gens l’ont acheté. Donc ça a eu l’impact qu’il a eu, et a permis à beaucoup de gens, mais vraiment d’entrer dans cet univers haïtien des ghettos, et dans cette littérature— parce que la littérature au-delà et peut-être même avant l’histoire qu’elle raconte, c’est la langue dans laquelle on choisit de raconter l’histoire, ce sont des personnages, ce sont des partis pris, et je pense que Les villages de Dieu a trouvé ses lectrices et ses lecteurs, et je suis très contente d’avoir pu en même temps avec de la pudeur parce que serait la littérature sans la pudeur? avec de la pudeur mais également avec énormément de franchise montrer un peu la vie de ces Haïtiennes de ces Haïtiens. Je parle beaucoup…

ND : C’est pas grave !

ES : Si je peux me permettre, en fait Dany Laferrière, écrit sur votre roman, “C’est un moment exceptionnel, le meilleur livre sur Haïti, le plus fort le plus juste est peut-être le mieux écrit.”

NH : Alors là, on va ouvrir la conversation au public. Donc si vous avez une question, vous pouvez soit enlevé la sourdine et la poser vous-même, ou bien vous pouvez la mettre dans le chat et on va la proposer à Emmelie.

JSF : Bonjour, j’ai une question. Bonjour Emmelie, c’est Jocelyne, je suis vraiment désolé de ne pas avoir pu rejoindre la conversation comme on avait prévu. Je voulais poser une question par rapport à l’amour romantique. Surtout dans les textes d’Un ailleurs à soi et Impasse Dignité, il me semble que l’amour romantique donne une voix par ailleurs peut-être pour des personnages principaux, et j’aimerais juste écouter un peu l’importance de l’amour romantique pour vous dans vos textes.

EP : Mais l’amour romantique, comme vous dites Jocelyne, est essentiel parce que et voilà dans Un ailleurs à soi comme dans Impasse Dignité, il y a l’amour romantique — j’aime beaucoup cette appellation — qui n’est pas exprimé dans le cas d’Impasse Dignité et de— oui voilà, il y a deux personnages qui cherchent à se rencontrer et à traverser des obstacles sociaux et aussi dans Un ailleurs à soi, il y a un couple de femmes, couple homosexuel, qui cherchent vraiment, voilà, à se rencontrer, mais là aussi c’est une rencontre impossible parce qu’elle ne veulent pas de la même chose. Donc ses amours sont extrêmement importants, et il va de même que l’amour de Carlos pour Cécé, c’est un amour sincère mais aussi il y a une impossibilité de rencontres, il y a une impossibilité de rencontres qui dit quelque part les difficultés auxquelles nous sommes confrontés ici en Haïti aujourd’hui. Parce que l’amour, tous les sentiments, tout ce que nous vivons au quotidien comme êtres humains est vraiment assujetti à ce qu’il y a autour de nous: la société, comment elle fonctionne, comment elle se voit, comment elle se projette, et en Haïti, nous avons une société très divisée, et c’est depuis l’indépendance où il y a des questions de Noirs, des questions de mulâtres, des questions de gens d’argent, des questions de gens qui n’ont pas, nous n’avons pas pu faire une école de la république. Donc l’amour romantique est extrêmement important, mais aussi elle me permet de traduire des impossibilités. Parce qu’il y a toujours de l’impossibilité dans les amours. Je ne parle pas de télénovela ou autre chose, mais fait c’est des questions de vie, c’est des questions humaines extrêmement importantes auxquelles nous sommes les uns et les autres confrontés au quotidien soit personnellement soit en tant qu’observateur/observatrice.

ND : Et on a une question dans le chat qui vient de Charly : “Est-ce que vous pouvez parler de votre processus d’écriture ?” Comment abordez-vous l’écriture d’un texte ? par un personnage ? une image ? une intrigue ? Également, est-ce que vous écrivez à un moment spécifique de la journée ? plus tôt le matin ou le soir ? Et est-ce que cela a une influence sur votre écriture ?

EP : En fait, les livres me viennent— par exemple, ces jours-ci, je dois faire énormément d’efforts parce que j’ai beaucoup de choses à faire. C’est comme si je travaillais à la chaîne tellement j’ai de choses à faire mais je suis très perturbée par un livre qui arrive. Je suis très perturbée, parce que le livre, il vient d’abord dans ma tête, dans mon corps, et à chaque fois que je tourne la tête, j’entends une voix, j’entends une phrase. Il y a quelque chose qui me ramène au livre, et ces jours-ci, c’est extrêmement perturbant et quand j’écris, je ne peux plus rien faire d’autre. C’est-à-dire je fais les choses de manière très superficielle. Je suis comme— je suis dans une forme d’autisme. Je suis avec moi-même et je ne peux laisser de la place qu’aux livres et à ces personnages. Donc comment me viennent les livres ? Ils sont venus de différentes manières de l’un à l’autre. Voilà. Et par exemple, Un ailleurs à soi, j’ai eu envie d’écrire Un ailleurs à soi parce que j’avais lu un éditorial dans le journal Le nouvelliste qui parlait du dernier avion qui allait à Paramaribo, parce quand les Haïtiens— les Haïtiens n’avaient pas besoin de visa pour aller à Surinam, à Paramaribo, et ils y allaient tellement qu’à un certain moment Paramaribo a décidé de couper mais vraiment de manière radicale, de couper la liaison aérienne avec Haïti. Et là, dans ce dernier vol, il y avait l’éditorial de Frantz Duval, où les gens, ils étaient très anxieux en train d’attendre dans la ligne, et je me suis mis à me demander ce qui avait bien pu se passer dans la tête de ces gens-là. Qu’est-ce qu’il y avait eu avant pour qu’ils décident de partir, de s’en aller comme ça, de tout laisser tomber pour partir du Surinam ? Mais à cette époque-là beaucoup de gens partaient et ils attendaient tout près de l’aéroport parce qu’ils arrivaient de partout, que l’avion arrive d’acheter leurs billets, et ils partaient. Et je suis allée aussi cette même année 2018, je suis allée au Niger, dans le cadre du Printemps des poètes, et j’étais dans une classe, salles de classe au Niger, et je voyais des jeunes filles, mais très jeunes, qui devaient avoir 13, 14 ans et elles étaient dans une classe mais séparées des garçons. Il y avait d’un côté les garçons et d’un côté les filles et les filles de 13, 14 ans, il y en avait qui étaient enceintes et totalement recouvertes parce qu’elles étaient mariées. Elles étaient épousé numéro 2, numéro 3, etc. Ça m’avait beaucoup choqué et j’étais en train de leur parler, puis je me disais dans ma tête, et en 2018, les jeunes les jeunes nigériennes rêvent d’aller vivre à Amsterdam. C’est une ville d’eau, de liberté, parce qu’Amsterdam, c’est la liberté. Déjà, les gens, on sent qu’ils sont libres, avec leur vélo, et il y a un certain bonheur à Amsterdam. C’est une ville d’eau, c’est une ville— et là, comme il y a beaucoup de problèmes d’eau au Niger, et l’un dans l’autre, j’ai commencé à réfléchir sur ce livre. Voilà, en 2018, les jeunes Nigériennes rêvent d’aller vivre à Amsterdam. Et j’étais en train de me répéter cela, “En 2018, les jeunes Nigériennes rêvent d’aller vivre à Amsterdam,” et aussi les jeunes Haïtiennes rêvent d’aller vivre à Amsterdam, parce que Surinam, c’est une porte d’entrée vers Amsterdam. Donc voilà, c’est comme ça que Fatou, elle est entrée dans ma tête, et voilà, et elle est partie, elle voulait partir pour Amsterdam, elle était mal dans sa peau, et voilà, j’ai ouvert mon ordinateur et je les ai laissés parler, parce que je laisse parler les personnages. Je commence à penser aux personnages, à penser à eux, et j’ouvre l’ordinateur et je les laisse parler à leur tour, parce qu’ils viennent, ils m’habitent et je les laisse parler. Il y en a que je rencontre en cours de livre ; par exemple, Jules César. Jules César, quel personnage dans Les villages de Dieu. Il est flamboyant, voilà, c’est un bandit sympathique. Donc Jules César est arrivé. L’homme qui aime sa mère, l’homme qui est passé par l’université, et qui intègre un gang jusqu’à en devenir le chef. Donc, moi quand j’écris, j’écris surtout l’après-midi, chez moi, parce que je travaille le matin— faut-il bien que je travaille — je travaille, et j’arrive à la maison, j’ouvre l’ordinateur, je commence à écrire, je ferme le clapet, je reviens, je me lève en pleine nuit, et des fois j’arrête aussi pendant la journée pour— parce que voilà, je suis envahie par ces personnages qui me commandent d’ouvrir l’ordinateur, Donc voilà, mais j’aime bien écrire chez moi, à la maison. Je n’écris pas quand je suis à l’étranger. Je n’écris pas, je sais pas pourquoi. Quand je suis à l’étranger, je vais dans les musées, je me promène, je n’écris pas. Donc il faut que je sois là chez moi, ça peut être dans mon lit, sur le bureau, donc j’écris n’importe où, chez moi, à n’importe quelle heure. Et à mesure de la rédaction du livre, il y a des urgences qui se présentent, des fois on sent qu’il y a une urgence, voilà on est en train de faire autre chose, mais il y a une urgence, il faut plutôt ouvrir l’ordinateur pour écrire quelque chose. Voilà, des fois je commence à la main, je commence à la main, et ensuite je vais à l’ordinateur. Hier soir, quand je suis rentrée, j’étais à New York jusqu’à hier après-midi, j’étais au Festival des Cinq Continents, et là comme je suis tourmentée depuis quelques temps par un livre, hier soir je me suis résignée, à la main, à écrire quelques petites phrases sur le prochain livre, voilà.

Je commence à penser aux personnages, à penser à eux, et j’ouvre l’ordinateur et je les laisse parler à leur tour, parce qu’ils viennent, ils m’habitent et je les laisse parler. Il y en a que je rencontre en cours de livre ; par exemple, Jules César. Jules César, quel personnage dans Les villages de Dieu. Il est flamboyant, voilà, c’est un bandit sympathique. Donc Jules César est arrivé.

Emmelie Prophète

ES : Nous avons une question de Jen, qui demande “Est-ce que l’ailleurs qui s’effrite peut-être l’occasion de repenser le rapport au local, de se réapproprier un ancrage dans le réel, même si celui-ci est en crise ?”

EP : Moi je pense que nous n’avons pas le choix. Par nous seulement, mais un peu partout où les gens veulent s’en aller, et veulent aller en Europe, comme aux États-Unis. Il faut se questionner parce que ces pays peuvent de moins en moins recevoir. Espérons que ça change. Déjà avec la montée des droites d’un petit peu partout. Voyez, le passage de monsieur Trump aux États-Unis a été quand même quelque chose pour l’Amérique qui est quand même un pays d’accueil depuis toujours. Donc je crois que les gens se sont rendu compte de cela, et qu’il y ait nécessité de construire un chez soi, et quand le chez soi, comme l’argent va toujours chez les riches, quand chez soi est construit, est bon, les gens vous permettent d’aller chez eux. Donc c’est cela aussi, c’est pour cela que les Américains vont sans visa au Canada et vice versa, que les Français vont sans visas aux États-Unis et qu’ils partent sans visa en Australie. Voilà, donc c’est cela. Donc il faut construire, il faut construire ses lieux de vie, et aujourd’hui c’est ce dont nous avons besoin en Haïti, de faire silence, de faire un peu de silence. C’est un pays qui a besoin d’un peu de silence, aujourd’hui, Haïti. Parce que tout le monde parle en même temps, et il y a énormément de bruit, mais c’est surtout les hommes qui font du bruit. Donc, nous avons besoin d’un peu de silence pour parler de chez nous, pour construire chez nous, pour nous entendre sur des politiques publiques. Voilà et penser à la collectivité. Donc il faut à tout prix que nous construisions cet intérieur-là pour mieux penser à l’ailleurs.

ND : Alors s’il y a une dernière question pour Emmelie, on vous invite. Ok alors là, on a une question de Steve, dans la galerie : “Est ce que madame Prophète pourrait parler de l’influence sur son œuvre des écrivaines haïtiennes qui l’ont précédée, comme Marie Vieux Chauvet peut-être ?

EP : Ah oui ! Une influence énorme ! Marie Vieux Chauvet est la première d’entre nous, comme on dit, avec Amour, colère, folie, et particulièrement Amour. Cette liberté dans le dire, cette écriture magistrale, cette langue, On a tous rêvé, toutes plutôt, les écrivaines contemporaines, d’être Marie Vieux Chauvet, et on doit beaucoup à Marie Vieux Chauvet. Et moi, en ce qui me concerne, pas seulement Marie Vieux Chauvet, parce que je dois beaucoup aussi sûrement à Yanick Lahens, à Kettly Mars, à Évelyne Trouillot, qui sont plus âgées que moi, et que j’ai eu la chance et le privilège de lire. Yanick, elle a été mon professeur à l’université, donc elle m’a appris beaucoup de choses, non seulement comme professeure, mais aussi comme écrivaine : le rapport à la littérature, le rapport au milieu. Donc je dois énormément de choses aux écrivaines qui m’ont précédée et aux écrivains aussi, cela il faut l’ajouter.

ND : Alors merci. Là, je pense qu’il faut qu’on arrête et on vous remercie énormément, Emmelie, d’être venue, d’être parmi nous.

ES : Merci Emmelie, merci tout le monde de nous joindre.

EP : Merci beaucoup merci à vous toutes et à vous tous ! Vous avez été 28 à un certain moment. Je suis tellement fière d’avoir eu ce public ! Merci beaucoup ! C’était un très très très bon moment pour moi. Merci de m’avoir donné l’occasion de vous parler, de vous parler de littérature, de vous parler d’Haïti, un petit peu de moi. Merci beaucoup Jocelyne, merci tout le monde, et merci Erika, merci Nathan, merci à toutes et à tous !

ND : Nawé!

ES : Merci tout le monde ! À la prochaine !

EP : Mèsi anpil!

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